LE SYSTEME D'INFORMATION VIVANT ET DEMOCRATIQUE

Stéphane GRES

Enseignant au CESI, membre de l'AFSCET, 100, rue Claude Decaen, 75012 Paris

Idées développées :

Notre exposé vise à mettre en valeur la nature socio-technique du système d'information, puis propose une piste alternative pour concevoir un système d'information vivant et démocratique assurant le lien entre le niveau individuel et collectif de l'entreprise.

Mots clef :

Conception de systèmes d'information, vivant, systèmes ouverts, systèmes socio-technique

Résumé - abstract  :

Notre présentation a pour but d'examiner quelques pistes en faveur de la conception de systèmes d'information vivants et démocratiques. Nous examinerons tout d'abord quelles sont, selon nous les limites/principes des approches actuelles de conception du S.I. particulièrement centrées sur l'aspect externe et technique, pour proposer une certaine vision du système d'information vu comme un système socio-technique vivant. La conception du système d'information prend assez rarement en compte l'interdépendance et les interactions relationnelles entre les membres de l'organisation. Sur la base de ce constat, notre projet vise à co-constituer le S.I. comme un tissu vivant s'inscrivant entre le niveau individuel et collectif. Cette approche nous semble nécessaire pour garantir la qualité de conception du système d'information et la survie des organisations dans l'environnement actuel de nature hautement interactif et interdépendant.

1. Le système d'information vivant et ses enjeux

Aujourd'hui le système d'information (S.I.) intégré dans son environnement humain et organisationnel apparaît comme un objet clé pour les directions d'entreprises et les organisations complexes. Pourtant, les idées de son mode de conception et d'intégration dans son contexte d'utilisation/usage humain ne semblent pas évoluer au rythme et à la mesure de nos connaissances sur les caractéristiques des organismes vivants.

Nous savons aujourd'hui qu'un organisme biologique vivant est composé de plusieurs cellules qui s'organisent selon leurs qualités en unités fonctionnelles plus grandes, celles-ci produisent d'un point de vue phénoménologique une activité nécessaire à la survie de l'organisme et des individus qui le composent. La survie de cette entité intégrée est apparemment (sup)portée par un lien constitutif (réel ou non) efficient et opérant qui fonde le rapport entre l'individu (cellule) et sa communauté (corps). Tout comme dans un organisme, les individus, « cellules » de l'organisme social effectuent des échanges médiatisés ou non à l'aide de « prothèses technologiques ». Cet échange dynamique se construit, se renouvelle et s'achève au travers des individus et entre la perception qu'ils ont de leur milieu intérieur et extérieur. Le concept de système d'information nous permet de prendre conscience des échanges existants à grande échelle entre les frontières interne et externe de groupes sociaux fonctionnels, mais cette notion assez récente a tendance à mettre en valeur « l'information » comme une sorte de fluide circulant à travers un réseau visible plus ou au moins modélisable à partir d'un centre unique.

Le poids de cette vision d'une «espèce» de système visible apriori qui fait « tuyau » entre des éléments figés dans leur fonction, se consolide par un discours sur les solutions de S.I. livrable clé en main. La solution logicielle « E.R.P. » ou « réseau » parfaite qui va répondre d'un coup de baguette magique aux besoins de l'entreprise est déjà là, comme un produit packagé/design(é) sur étagère. Elle n'attendait que le décideur zélé qui à la signature du contrat oubliera sans remord ni regret la complexité relationnelle humaine et le temps nécessaire à toute construction sociale dont pourrait émerger un système d'information fiable et structuré.

En observant la nature et la vie, l'on constate que les associations à avantages et inconvénients partagés rendent les partenaires plus indépendants de leur milieu de survie et plus dépendant les uns des autres [1]. Pour construire un système d'information vivant, ouvert et indissociable de son environnement socio-technique de survie, nous proposons de fonder celui-ci sur le développement de sa caractéristique d'autonomie, elle-même développée et construite sur la reconnaissance de l'interdépendance des individus.

2. Prévenir les dangers de certaines croyances et former un ensemble de précautions préalables à la conception du Système d'information

Dans une première étape, il semble nécessaire de prévenir les dangers liés à certaines croyances et démarches cognitives profondément ancrées dans les méthodes et les esprits. C'est en comprenant les limites (résultats et processus) qu'elles forment, que nous pourrons proposer une piste démocratique de conception du système d'information vivant.

Le premier type de précaution engage la notion de re-présentation du système d'information. Il semble qu'avant de construire le système, il soit nécessaire de comprendre la double nature de la représentation du S.I. [2]. Celle-ci implique d'une part un médium permettant d'opérer le passage de la problématique à la solution organisationnelle, matérielle et logicielle, mais elle implique aussi (simultanément) la nécessité de convoquer la capacité d'interprétation des acteurs/utilisateurs du S.I à la fois au niveau individuel et collectif. Il s'agit donc pour nous de constituer et d'assurer une cohérence entre les deux aspects du système d'information, l'un interne (la vue du S.I. qui fait sens par rapport à l'individu, au groupe et à la finalité de l'entreprise) et l'autre externe (une « solution incarnée» outillant cette définition de besoins). Une approche socio-technique de la conception du système d'information [3] prend alors tout son sens, avec pour corollaire, la recherche d'un équilibre dynamique et évolutif entre l'intérieur et l'extérieur du S.I ainsi conçu.

- Les obstacles à ce mode d'appréhension du S.I sont assez nombreux. Le premier type de présupposé inhérent aux démarches et méthodes de conception concerne la connaissance a priori de l'environnement par les concepteurs, l'aspect externe est privilégié, ils ont tendance à croire qu'ils ont la solution technique adaptée au problème du client, ce qui devient, progressivement érigé en principe : « mon produit/ma solution est adaptée à votre problème ». Ce premier type de croyance nous amène à nous poser la question de la problématique « réelle » du S.I. Connaît-on ou ignore-t-on les pratiques, la culture qui forme l'organisation et surtout les usages que les acteurs font et/ou pourraient faire du S.I dans le cadre de l'amélioration de la finalité du projet de l'entreprise ? Celle-ci est-elle reconnue, partagée et partageable ?

- Dans le prolongement du premier type de présupposé, on décèle la trace de la non-re-connaissancee de la nature sociale de l'organisation. L'aspect interne et sa cohésion basée sur l'interdépendance des individus semblent déniés. En fait plus pratiquement, les comportements et les méthodes de management de projet de conception des systèmes d'information [4] visent à délimiter et/ou limiter soigneusement les interactions entre les unités vivantes composant le système ou, à privilégier tel ou tel point de vue par rapport à un autre. L'obstacle pourrait alors être vu sous la forme d'une non-reconnaissance de la nécessité d'équilibration entre l'aspect social et technique pour élever les performances de plasticité adaptative de l'organisation dans son environnement de survie. En fait la croyance sous-jacente s'exprime par « le dialogue ne peut pas mener à satisfaire les besoins de tous et chacun simultanément dans l'organisation ».

- Le quatrième type d'idée concerne « l'adhésion et l'appropriation des utilisateurs au futur système d'information qui est posé a priori ou comme une nécessité à subir ou comme une évidence à ne jamais remettre en question ». Classiquement, dans la conception du système d'information, deux pôles sont généralement délaissés. D'une part, le système existant (passé) n'est pas systématiquement observé par rapport aux usages réels qu'en fait l'organisation, les manques qu'il révèle et le désir que les acteurs ont de le transformer pour satisfaire leurs objectifs individuels. D'autre part, le système futur ne reflète dans sa définition que de façon très partielle (et partiale) les attentes à satisfaire du point de vue individuel et collectif (ainsi que le lien entre ces deux niveaux).

- Le cinquième type concerne la méthode utilisée pour concevoir le système d'information. Sa modélisation repose sur la croyance que « la sédimentation de plusieurs modèles sémiotiques formalisés quadrillant l'espace des possibles, vont construire des fondations bien stables et robustes pour le S.I ». Le principe érigé en croyance sous jacent est que les solutions sont cumulatives, ce qui mène en fin de compte à la non prise en considération des compatibilités entre les personnes.  Ce principe empêche également de visualiser explicitement les rétroactions et des effets dominos pervers de toutes situations socialement complexe impliquant le mélange du niveau humain et du système technique supportant les interactions. Cet aspect est renforcé par la difficulté de prendre en compte les vues extrêmes sur le S.I. Cette limite d'élargissement des frontières du S.I. est sans doute une des conséquences de la volonté excessive de maîtrise due à la non-reconnaissance de l'interdépendance des phénomènes.

Cet ensemble de principes mis bout à bout s'oppose assez directement à nos connaissances actuelles des systèmes vivants. Ceux-ci sont constitués d'un ensemble de cellules adhérant à une solution transitoire qui comporte des avantages et des inconvénients partagés. L'un des aspects clé selon nous en est la conséquence, qui est à la fois de rendre les partenaires plus indépendants de leur milieu de survie et plus dépendants les uns des autres.

Un chemin alternatif en faveur de la conception d'un système d'information vivant et démocratique

Les conséquences de ces cinq grandes croyances qui se transforment progressivement en principes peuvent générer des systèmes d'information compliqués. Leur utilisation et exploitation se fait à grand renfort d'actions de maintenance permanentes et de missions de formation de plus en plus longues, pour faire comprendre aux utilisateurs les qualités évidentes du système qu'ils découvrent une fois celui-ci sous la forme d'un produit presque entièrement stabilisé à (uniquement) paramétrer. Notre « piste» vise à poser quelques indices de réflexion pour fabriquer un système d'information vivant fournissant un service fiable dans le temps pour ses utilisateurs.

Le S.I. constitue selon nous une concrétisation et un renforcement du lien social outillé technologiquement. Son utilisation dépend de la qualité du service perçu, puis reconnu par les utilisateurs. Pour utiliser une métaphore, le S.I. peut-être vu comme une prothèse qui amplifie les capacités perceptives et relationnelles en réalisant des fonctions de captage, de mise en forme, de communication, et de restitution des informations. Dans une perspective organique et vivante, le S.I. ne peut faire l'économie de s'ancrer dans les représentations culturelles partagées. Ces représentations sont en premier lieu le résultat et le symbole d'expériences co-construites autour d'un vocabulaire partagé (ou non) par les membres du même groupe.

La conception symbolique support au processus de fabrication d'un territoire social comprend de manière schématique les étapes suivantes : l'expérience vécue ensemble, la construction d'une image, puis d'une signification partagée. Il s'agit bien d'une médiation systématique qui s'effectue entre le niveau individuel et collectif orientée par le projet de l'entreprise. Cette succession d'opérations est une véritable mise en commun d'objectifs, de contraintes, de points de vues à construire à partir de la perception et de la sensation des acteurs. Plus pratiquement, la mise en mots, en symboles, en schémas devrait être réalisée dans un contexte relationnel favorable pour éviter autant que possible tout processus de rejet et/ou d'oubli. La conception du S.I. devra être fondée sur la reconnaissance de signes qui font sens et qui assemblés, outillés en réseau vont tracer une mémoire, mais aussi supporter, guider technologiquement l'interaction. Pour nous, l'enjeu du S.I se déplace. C'est le passage de la donnée perçue du niveau individuel au niveau collectif qui fait sens dans le S.I. Il s'agit donc d'une problématique différente d'un simple transfert d'information. La reconnaissance de l'interdépendance devient le facteur clé pour concevoir un S.I. robuste et fiable. L'interdépendance se situe « entre », à la fois interaction et mémoire qui concoure à : créer et développer des relations, renforcer l'intégrité identitaire, organiser et coordonner des actions. Dans ce nouveau contexte, l'objectif du S.I. est bien de prendre en compte l'interdépendance et les interactions nécessaires à toute entreprise humaine.

Le S.I. devient donc un dispositif co-élaboré qui génère du sens et permet d'accompagner le processus d'apprentissage socio-technique des acteurs. Ce processus de transformation s'opère sur les deux versants du S.I. D'un coté l'individu voit le système comme un moyen lui permettant d'extérioriser sa mémoire et d'augmenter sa capacité à comprendre, de manipuler le milieu extérieur de moins en moins accessible directement. De l'autre coté, le système stocke et structure l'information selon un ou des modèles prédéterminés qui facilitent la concrétisation du lien entre le niveau individuel et collectif. Mais cette structure doit permettre à l'individu de choisir les événements qui font sens pour lui par rapport à son propre projet.

4. Conclusion

Dans la nature, il n'existe pas de systèmes organisés sans clôture, mais aucun système ne peut se clore à partir de ces seuls éléments intérieurs. L'intégrité du S.I. ne peut donc se baser uniquement sur l'aspect interne (projet de l'acteur), la fermeture de son champ d'influence est formée par les éléments extérieurs à l'organisation. Dans une optique d'entreprise étendue, l'on peut s'interroger sur les frontières du S.I. Devront-elles inclure le client, les fournisseurs ? Nous répondons par l'affirmative. Mais dans ce cas, l'extension des frontières conjuguée aux concepts d'interdépendance, d'apprentissage, de structure spécifique métier modifie le cadre de la décision usuelle. Celle-ci peut être considérée comme un processus par lequel le problème décisionnel se développe par un exercice de mise en rapport symbolique exprimant la capacité de l'adaptation de l'organisation à chaque instant. Elle peut exprimer l'intervention d'un méta acteur dans un cadre structuré de règles d'interactions avec son contexte. En fait, il s'agit de construire un processus dans lequel tous les acteurs puissent être capables de décider, d'interpréter un rôle qu'ils comprennent et qui fait sens individuellement et collectivement, ce qui semble ne pas être encore le cas aujourd'hui.

Bibliographie

[1] Bricage P. (1997). Qu'est ce qu'un être vivant ? Recueil de texte, licence de sciences sanitaires et sociales. UFR Sciences et techniques de l'université de PAU.

[2] Barsotti B. (2001). La représentation dans la philosophie contemporaine, Ellipses collection Philo

[3] Grès S. (1998). Management de projet innovants et systèmes d'information, DESS Systèmes d'information IAE de paris

[4] Morley C. (1996). Gestion d'un projet de système d'information, Iia InterEditions

[5] Le Cardinal G., Guyonnet J.F., Pouzouillic B. (1997). La dynamique de la confiance, Editions Dunod

[6] Delorme A. (1982). Psychologie de la perception, Edition Etudes Vivantes, Montréal

[7] Maturana R., Varela J. (1994). L'arbre de la connaissance, Editions Addisson-Wesley

S.I. = Système d'information

Vision : la vision a priori formée par les concepteurs modélisateurs du système d'information

Nature et la vie : nous entendons par-là les savoirs développés principalement par la biologie actuelle. Sous l'angle de l'observation des organismes vivants dans leur environnement.


Edition du 27 février 2003.