Communication au cinquième Congrès Européen de Systémique,
Hersonissos, Heraklion, Crête, 16 au 19 Octobre 2002.

Le rôle des représentations cognitives dans la sécurité des organisations
(Role of cognitive representations in the safety of complex organizations)


Stéphane GRES et Jean François VAUTIER




Stéphane GRES, AFSCET 100 Rue Claude Decaen 75012 PARIS
Jean-François VAUTIER, CEA/SACLAY 91 191 GIF sur YVETTE Cedex


Résumé

Dans cette contribution, nous proposons d'examiner le rôle des représentations cognitives dans la sécurité des organisations en partant de la description d'un accident. Nous considérerons à la fois les caractéristiques des représentations cognitives et leur processus de construction afin de proposer des solutions pour éviter la survenue d'un nouvel accident. En d'autres termes, nous montrerons qu'une approche double de la problématique des représentations est nécessaire pour mieux maîtriser les risques d'un système technique.

Mots clefs : sécurité, organisations, représentations cognitives, représentations mentales

Abstract

In this communication, we will present the role of cognitive representations of people in order to improve the safety of complex organizations. To illustrate, we will present an example which shows how can occur an accident. We will show the need of developing two aspects of these previous cognitive representations in order to control the safety of an organization. First of all, the description of these representations when focusing on the type of machines, work procedures directly connected to the work of the human operators is one way to understand the occurring of the accident. Nevertheless, we will show that the process of elaboration of these representations is very important too. It is why we will focus on the social interactions which have to exist between all the people in the plant in order to build correct cognitive human representations.

Key words : safety, organizations, cognitive representations, mental representations

1. Introduction
Notre présentation a pour objectif de dessiner quelques pistes de réflexion élaborant un lien entre l'occurrence d'un accident (ici l'explosion d'une cuve) et la problématique des représentations cognitives des opérateurs dans la conduite des systèmes socio-techniques.

Sur la base d'un exemple imaginé à partir de situations de travail classiques dans une usine industrielle de traitement de fluides, nous allons mettre en exergue les limites d'un examen unique des représentations cognitives fondé sur leur description et proposer une démarche plus complète intégrant aussi le processus de construction de ces représentations.

2. Description de l'exemple
L'accident qui va être présenté est une pure fiction. La situation de travail et le déroulement des faits ont été totalement inventés. De fait, selon la formule consacrée, toute ressemblance avec des situations existantes ne serait que pure coïncidence. Cependant, ce cas a fait l'objet de nombreuses mises en situation dans des contextes de séminaires de formation. Les réactions rapportées sont donc réellement celles qui sont les plus couramment observées.

2.1. La situation de travail
Dans une usine, deux opérateurs ont à superviser un process de transformation d'un fluide. Ils disposent pour cela d'un tableau de signalisation et de réglage qui leur permet de contrôler et d'intervenir à distance sur le déroulement des différentes étapes du process (cf. figure 1).


Figure 1 : La situation de travail

Les indicateurs de débit ou de niveau des différentes cuves donnent des informations sur le passage du fluide des éléments de l'usine représentés sur la partie gauche du tableau vers ceux représentés sur la partie droite.

L'opérateur 1 situé sur la gauche contrôle la partie gauche du tableau et celui de droite (l'opérateur 2) l'autre partie, dont le fonctionnement de deux cuves A et B. Une des tâches de l'opérateur 2 est de superviser le remplissage et la vidange de ces deux cuves.

Après avoir entendu l'opérateur 1 lui indiquer l'envoi du fluide vers les cuves A et B, commence la phase de remplissage. Les vannes de vidange de la cuve A et de la cuve B (VA et VB) se trouvent alors en état fermé et la vanne de conduction entre les cuves A et B (VAB) ouverte. L'opérateur 2 voit toujours se dérouler la même séquence sur le tableau de signalisation et de réglage : le niveau de la cuve A augmente jusqu'à atteindre son niveau maximal puis le niveau de la cuve B se met à augmenter à son tour jusqu'à environ mi-niveau (cf. figure 1).

Après quelques minutes de repos du fluide, débute alors la phase de vidange des cuves A et B. L'opérateur 2 commence par fermer la vanne VAB de conduction entre A et B. Il isole les cuves l'une de l'autre pour des questions de sécurité, essentiellement liées au niveau maximal et donc potentiellement critique de A atteint à la fin du remplissage. Les vannes de vidange VA et VB sont ensuite ouvertes par l'opérateur 2. Celui-ci peut alors voir sur son tableau le niveau des cuves A et B diminuer progressivement jusqu'au niveau 0, indiquant ainsi une vidange complète des cuves.

La phase de vidange terminée, l'opérateur 2 ferme les vannes VA et VB puis ouvre, à nouveau, la vanne VAB. L'opérateur 1 indique ensuite à l'opérateur 2 qu'il lui renvoie du fluide. Le cycle remplissage - vidange recommence alors.

La représentation cognitive la plus courante, concernant la disposition des cuves avec les vannes et les tuyaux d'approvisionnement, de conduction et de vidange qui est évoquée par plus de 99 % des personnes interrogées est présentée figure 2.


Figure 2 : Disposition des cuves telles que se les représente l'opérateur 2

Cette représentation est effectivement la plus logique car il s'agit de la plus simple et de la plus intuitivement évidente. Nous considérerons que cette représentation de la réalité constitue la représentation cognitive qu'à en tête l'opérateur 2 lorsqu'il pilote le cycle des remplissage - vidange des cuves A et B.

2.2. Le déroulement de l'accident
L'usine fonctionne aussi la nuit. Cependant, on n'y réalise alors que certains process, dont celui nécessitant l'utilisation des cuves A et B. Le personnel étant moins nombreux, il ne reste plus qu'une personne devant le tableau de signalisation et de réglage. L'opérateur 1 a été remplacé par un automate qui se contente d'indiquer à l'opérateur 2 que le fluide a bien été envoyé. Notons que, la nuit, l'opérateur 2 est toujours un opérateur jeune et peu expérimenté car d'une part cette tâche de supervision de remplissage - vidange est jugée peu dangereuse et très simple à réaliser et d'autre part ce contexte de travail de nuit est peu envié par le personnel plus ancien et qualifié.

Au cours d'une nuit, à 3 heures du matin lors d'une phase de remplissage de la cuve A, une alarme retentit dans la salle du tableau de supervision et de réglage. Elle signale qu'une fissure vient d'être détectée dans la cuve B dont le remplissage le ferait alors exploser (cf. figure 3).


Figure 3 : Apparition de l'alarme à 3h du matin

La réaction indiquée, à ce moment-là, par plus de 99 % des personnes interrogées, et mises en situation d'être l'opérateur 2, est la suivante. L'opérateur commence par fermer la vanne VAB de conduction entre les cuves A et B pour isoler la cuve B du danger d'explosion qui serait consécutive à l'arrivée du fluide dans cette dernière.

Et cette action va entraîner .... l'arrêt du remplissage de la cuve A dont le niveau stagne et ... le remplissage de la cuve B ! ? ?

Les personnes mises en situation, en tant qu'opérateur 2, se retrouvent alors en état de stress de plus en plus avancé car le déroulement de la situation devient particulièrement préoccupant, dangereux et incompréhensible par rapport à la représentation cognitive qu'elles possèdent de la réalité. Devant l'urgence, les réactions deviennent le plus souvent désordonnées et complètement intuitives. On ouvre la vanne VA et la vanne VB, ce qui provoque respectivement une diminution du niveau de la cuve A et une augmentation moins rapide du niveau de la cuve B, mais toujours pas d'arrêt de la montée du fluide dans la cuve B ! ! !

En règle générale, on ne pense jamais à rouvrir la vanne VAB, ce qui serait pourtant le seul moyen d'éviter l'accident ! ! Cette manouvre apparaît en effet illogique par rapport à la représentation cognitive de l'opérateur. Elle n'est donc pas effectuée à chaud dans l'ensemble des mises en situation réalisées.

La représentation cognitive, la plus structurellement conforme à la réalité, est présentée en figure 4. Elle est plus sophistiquée que celle de la figure 2 mais cette représentation rend, d'un simple coup d'oil, beaucoup plus évidente et lisible la stratégie qu'il aurait fallu utiliser pour éviter l'accident. En effet, en laissant ouvertes toutes les vannes, le fluide n'aurait jamais pu atteindre la fissure. Encore une fois, Il ne fallait surtout pas fermer la vanne VAB !! La représentation cognitive, en figure 2, étant trop différente de la « réalité » qu'elle était sensée représentée, cela va conduire à l'accident.


Figure 4 : Disposition des cuves dans la réalité

3. L'analyse de l'accident et la problématique des représentations cognitives
L'accident décrit, dans les paragraphes précédents, montre le déroulement des opérations menant à l'accident. Il s'agit d'une suite d'événements observables ou verbalisables par l'opérateur 2 situé devant le tableau de signalisation et de réglage. Selon cette vision, l'accident résulte d'une succession d'opérations inadéquates ayant pour origine une « représentation » cognitive non adaptée à la situation accidentelle considérée. En règle générale, ce type d'analyse conduit à proposer une formation à l'opérateur afin de corriger sa « représentation cognitive » et, éventuellement, à l'associer avec une modification du tableau de signalisation et de réglage.

Au-delà de cette première analyse centrée sur la description de la représentation de l'opérateur ou de l'acteur, une deuxième analyse de l'accident peut être faite. Elle va mettre l'accent sur le processus de constitution de cette représentation. Celle-ci se construit selon un processus d'apprentissage progressif résultant d'une série d'interactions entre l'acteur considéré et d'une part le système technique (le process réel comprenant les cuves) qu'il pilote dans un environnement donné et d'autre part le système social constitué par les autres acteurs de l'usine..

Dans cette vision plus en profondeur, c'est alors le défaut d'établissement de liens suffisants entre l'ensemble des acteurs, hommes et machines, du système socio-technique qui a conduit, en définitive, à une rep résentation cognitive inadaptée ayant elle-même entraînée la survenue de l'accident. Le fait d'entreprendre ce type d'analyse plus en profondeur permet de facto de proposer in fine autre chose qu'une simple formation, comme nous allons le voir.

3.1. Le processus de construction des représentations cognitives
Le processus de construction de ces représentations cognitives se fait au cours de deux grandes périodes de la vie de l'usine :
  - lors de sa conception et de sa réalisation, et plus particulièrement lors de celles du tableau de signalisation et de réglage,
  - tout au long de l'exploitation de l'usine.

Durant ces deux périodes, un certain nombre d'acteurs (matériels et humains) devraient être en interaction avec l'opérateur considéré. Il s'agit :
  - le système technique comprenant les cuves,
  - le tableau de signalisation et de réglage,
  - les collègues et la hiérarchie de l'opérateur. En effet, pour se construire une représentation adéquate, différents liens doivent être faits entre :
  - le système technique (l'ensemble des infrastructures techniques permettant d'élaborer les produits sortant de l'usine) et le dispositif de représentation de l'information (le tableau de signalisation et de réglage). Ce lien concerne le niveau de simplification du système technique représenté de manière symbolique sur le tableau ;
  - le système technique et l'acteur. Ce lien caractérise le fait que l'acteur n'a pas forcément les connaissances nécessaires (dans le domaine du génie des procédés) pour maîtriser la compréhension du phénomène qu'il doit superviser (leprocess) ;
  - le système technique et le système social (les acteurs humains articulés tout au long du process). Il s'agit de savoir comment les acteurs s'articulent les uns aux autres, comment ils se transmettent les informations par exemple. En effet, pour se construire une bonne représentation cognitive, l'acteur doit connaître à la fois le processus lié au système technique et, simultanément, bien appréhender le jeu d'acteurs dans lequel il s'intègre (les interactions entre les différents métiers comme le rapport entre la conduite d'un process et les opérateurs de maintenance, les interactions entre un ingénieur de production ayant des objectifs à court terme de sortie du produit final et les opérateurs de conduite connaissant les dynamiques de fonctionnement en sécurité).

3.2. Quelques axes d'amélioration
La vision actuelle a tendance à trop se focaliser d'une part sur la formation à donner aux opérateurs et d'autre part sur la qualité du dispositif intermédiaire (ou médiant) entre le système technique et l'acteur : le tableau de signalisation et de réglage. Il s'agit d'y présenter « logiquement » des diagrammes de flux et des modèles des cuves, en particulier, permettant de schématiser au mieux le système technique afin de visualiser des paramètres et d'anticiper les effets des actions de réglage. Ceci grâce à des indicateurs ayant un maximum de sens par rapport aux variables physiques considérées et au déroulement du process plus globalement.

Une approche complémentaire consiste à se focaliser sur le processus de construction de la représentation (aujourd'hui souvent négligé). En effet, l'opérateur possèdera une représentation cognitive d'autant plus adéquate que, non seulement, il dispose d'un bon tableau de signalisation et de réglage et d'une bonne formation, mais encore qu'il a la possibilité : - de s'approprier le fonctionnement de ce tableau en étant partie prenante de l'équipe de conception de ce dispositif technique, - d'entrer régulièrement en relation avec un ensemble d'acteurs du système de manière à ce qu'il puisse élaborer une représentation suffisamment adéquate c'est-à-dire comprenant un ensemble de facettes pour avoir un point de vue global. En définitive, c'est le processus de construction de cette représentation qui représente le véritable enjeu de la maîtrise du risque et qui doit rendre accessible une réalité ouverte sur l'interprétation et la prise de conscience du danger à la fois individuel et collectif.

En d'autres termes, il s'agit de compléter les axes d'amélioration très classiques centrés sur la situation de travail par d'autres s'intéressant à la fois à la manière de gérer la conception des situations de travail dans l'usine et à l'organisation des interactions entre les acteurs et les métiers dans l'entreprise.

4. Conclusion
Cette communication était centrée sur les représentations cognitives. Elle ne prétend pas qu'il s'agit de la seule voie existante pour prévenir ce type d'accident. D'autres possibilités concernent par exemple une meilleure qualité des matériaux des cuves, un meilleur contrôle préventif de leur qualité, ..

Enfin, au delà du processus de construction des représentations cognitives c'est tout le processus de conservation, de maintien de ces représentations qui doit aussi être considéré si l'on veut assurer une sécurité acceptable. Cela rentre alors dans tout ce qui concerne le « Retour d'expérience ».

BIBLIOGRAPHIE
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édition du 03 octobre 2002.